Mylène Moisan, Le Soleil, publié le 5 décembre 2020
CHRONIQUE / «Le prodigieux paysage de Québec. À la pointe du cap Diamond devant l’immense trouée du Saint-Laurent, air, lumière et eaux se confondent dans des proportions infinies. Pour la première fois dans ce continent l’impression réelle de la beauté et de la vraie grandeur.»
C’était Albert Camus, en 1942.
Présidente de la Promenade des écrivains, Marie-Ève Sévigny propose depuis 20 ans différents circuits où elle fait visiter la capitale à travers la plume d’auteurs qui y ont trouvé une source d’inspiration. Elle s’arrête à un endroit, en haute ou en basse-ville, puis lit le passage qui s’y rattache.
Tenez, il y a eu Charles Dickens, 100 ans avant Camus. «L’impression que produit sur le visiteur ce Gibraltar d’Amérique — par ses hauteurs étourdissantes, sa Citadelle suspendue dans les airs, ses rues escarpées et pittoresques, ses portes à l’allure renfrognée, les vues si saisissantes qui accrochent l’œil à chaque détour — est quelque chose d’unique et d’impérissable.»
Marie-Ève est inquiète, parce que la beauté, elle, est périssable.
Et elle la voit dépérir.
La protection de cette beauté est d’autant plus importante que, depuis 1985, l’arrondissement historique du Vieux-Québec est inscrit sur la prestigieuse liste du patrimoine mondial de l’UNESCO. «Ça veut dire que ce site n’appartient pas seulement aux Québécois, mais à toute l’humanité. Et ce label de patrimoine de l’humanité agit comme un moteur économique.»
La popularité de Québec comme destination touristique dépend donc en bonne partie de cette étiquette, dont la capitale s’enorgueillit et dont elle se sert pour attirer les visiteurs du monde entier.
On vend sa beauté, consacrée par l’UNESCO.
Le Port de Québec mise aussi énormément sur cette reconnaissance mondiale pour développer le secteur des croisières, en constante progression depuis des années, mis à part l’arrêt forcé des opérations cette année en raison de la pandémie. L’an dernier, Québec a accueilli un nombre record de 236 000 croisiéristes, avec des retombées de plus de 200 millions $ pour l’économie de la ville.
Mais, de l’autre côté, le Port de Québec projette de construire un imposant terminal de conteneurs, Laurentia, qui viendra altérer le paysage. «Le Port est en train de tuer la poule aux œufs d’or. Quand tu vas sur leur site, à l’onglet “Croisières”, ils vantent le patrimoine, mais si tu vas à l’onglet “Laurentia”, ils le détruisent.»
Dans le récent rapport de l’Agence d’évaluation d’impact du Canada, on note en effet que le projet aura des conséquences sur cette beauté.
Page 170. «En raison de sa localisation à proximité du fleuve Saint-Laurent, le projet serait visible par les utilisateurs de la voie maritime (paysage fluvial du Saint-Laurent), notamment lors de la pratique d’activités touristiques et récréatives, ainsi que de la pointe ouest de l’île d’Orléans (paysage rural) et des rives nord et sud du fleuve (alternance de paysages urbains, industriels et récréotouristiques). Les paysages urbains de Québec et de Lévis présentent de nombreux éléments patrimoniaux, dont les lieux historiques nationaux des Fortifications-de-Québec, des Forts-et-Châteaux-Saint-Louis, qui incluent notamment la terrasse Dufferin, et des Forts-de-Lévis. Par ailleurs, l’Arrondissement historique du Vieux-Québec est un site protégé par le patrimoine mondial de l’Organisation des Nations Unies pour l’éducation, la science et la culture (UNESCO) dont Parcs Canada, la Ville de Québec et le gouvernement du Québec, par l’entremise du ministère de la Culture et des Communications du Québec, sont cogestionnaires.»
Et ces changements seront irréversibles.
La «vue» la plus célèbre de la ville. (LE SOLEIL, YAN DOUBLET)
Page 172. «Le projet n’aurait généralement pas d’effet visuel sur les nombreux lieux historiques et patrimoniaux de l’Arrondissement historique du Vieux-Québec puisque la plupart des points de vue y sont fermés de par l’étroitesse des rues et la topographie du secteur. Cependant, le projet serait visible de certains points de vue qui offrent une vue ouverte sur le fleuve Saint-Laurent et le port de Québec. La vue serait modifiée en prolongeant les infrastructures existantes dans le paysage industriel du port de Québec, c’est le cas notamment de la terrasse Dufferin qui constitue un point d’intérêt visuel pour les observateurs.»
La «vue» la plus célèbre de la ville.
L’inscription d’un site sur cette liste n’est pas un droit acquis, les États doivent le bichonner, le protéger. Deux sites ont d’ailleurs été retirés, entre autres la ville de Dresde en Allemagne parce qu’on y avait construit un pont traversant l’Elbe. Marie-Ève Sévigny a d’ailleurs récemment envoyé une lettre à l’UNESCO pour les informer des conséquences que pourrait avoir le projet Laurentia sur les éléments qui ont convaincu l’organisme en 1985 d’inscrire Québec sur cette liste.
Le bureau central de l’organisation lui a répondu avoir sollicité l’avis de la Délégation permanente du Canada auprès de l’UNESCO.
Déjà, en 2001, l’UNESCO s’était inquiétée du projet du Port de Québec de vouloir construire un débarcadère maritime à la Pointe-à-Carcy, craignant «l’impact potentiel du terminal, tant sur le plan visuel qu’en termes d’intensification du trafic dans le quartier résidentiel voisin», avait écrit l’organisme.
«Ils ont dû faire venir un émissaire à Québec pour dire au Port de faire attention, pour les mettre en garde, rappelle Marie-Ève Sévigny. Ils ont demandé à ce que ça ne soit pas des installations permanentes et le Port a dit : “oui, oui, ça ne sera pas permanent”. Et là, on est en 2020, et on a un deuxième terminal à côté de celui qui ne devait pas exister!»
Elle n’est d’ailleurs pas la seule à s’inquiéter de l’impact des projets du Port sur le patrimoine de la ville, des craintes ont été soulevées également par la mouture précédente, Beauport 2020, et elles demeurent. D’ici la fin des consultations le 16 décembre, l’Agence d’évaluation d’impact du Canada a d’ailleurs réservé une journée pour entendre différents intervenants à ce sujet.
Le Port de Québec n’est évidemment pas de cet avis, il plaide que son projet n’aura pas de conséquences négatives sur le patrimoine. Et même, si on se fie à un document produit par le Port en 2008 pour son 150e anniversaire — et le 400e de Québec — il estime qu’il rend la capitale plus belle.
Dans une section du document où on publie une série de photographies aériennes du territoire du port, autant des secteurs de l’Anse-au-Foulon que de Beauport, on les décrit ainsi : «C’est avec fierté que l’APQ [Administration portuaire de Québec] expose l’image portuaire que reflète l’ensemble des secteurs constituant le Port de Québec aujourd’hui. Le port a su grandir en beauté, à l’intérieur d’une ville qui ne cesse, elle aussi, de s’embellir. L’APQ s’affaire chaque jour à polir, à sa façon, sa part du joyau du patrimoine mondial qu’est la ville de Québec, tel que reconnu par l’UNESCO.»
Rien de moins.
La liste de l’UNESCO
- 1121 biens protégés
- 53 en péril
- 2 retirés de la liste
- 869 biens culturels
- 213 biens naturels
- 39 biens mixtes
Malaise généralisé à l’Université Laval
À l’Université Laval, trois professeurs sur quatre ne voient pas d’un bon œil l’appui officiel de la rectrice Sophie D’Amours et de l’institution au projet de terminal Laurentia du Port de Québec.
C’est ce qui ressort d’une consultation menée à la fin novembre par le Syndicat des professeurs de l’Université Laval, auquel 394 personnes ont répondu. À la question «êtes-vous en accord ou en désaccord avec l’appui accordé par la haute administration de l’Université Laval», 79 % sont totalement ou plutôt en désaccord, 9 % sont totalement ou plutôt d’accord, et 12 % sont indifférents.
À la question à savoir si les profs en sont fiers, 6 % le sont, 81 % ne le sont pas, 13 % sont indifférents.
La question fondamentale de la liberté universitaire est au centre de cette réflexion, certains professeurs ayant émis des craintes sur le fait qu’un tel appui puisse avoir des impacts sur des recherches qui pourraient apporter un regard critique au projet. Selon les commentaires reçus par le syndicat dans le cadre de cette consultation, une majorité de professeurs partagent cette inquiétude.
Même chose pour l’image de l’université à l’internationale, 72 % des professeurs qui ont répondu au sondage sont d’avis qu’elle sera ternie, 15 % qu’elle ne le sera pas, et les 13 % restants y sont indifférents.