Les sept paris du projet Laurentia

1. Le pari des emplois et des retombées

Le Port de Québec a vendu son projet en mettant de l’avant les emplois et retombées créés :

457 emplois permanents à Québec (dont 280 au terminal) et 600  emplois locaux par année pendant la construction.1 S’ajoutent les «retombées» et emplois créés ailleurs.

Ces indicateurs donnent une idée de «l’empreinte» économique du projet Laurentia. Mais ils ne permettent pas de juger de l’essentiel : est-ce un bon projet pour Québec et quels bénéfices peut-il apporter?

Dans une analyse produite pour le Port, l’économiste et ex-journaliste Alain Dubuc, aujourd’hui professeur invité à HEC Montréal, met en garde contre ces indicateurs.

«Les emplois, on les crée anyway», dit-il. Tout chantier emploie des travailleurs et entraîne une activité économique.

Avec le plein emploi à Québec dans les technologies spécialisées, il est probable que Laurentia va recruter des personnes déjà employées ailleurs, croit-il.

Probable aussi, dit-il, qu’en accaparant une importante main-d’œuvre, d’autres projets à Québec s’en trouveront retardés.

Ce qu’il faut se demander, c’est si ce projet va renforcer l’économie, augmenter le niveau de vie et créer de la richesse, suggère M. Dubuc.

Il a ici un préjugé favorable. Le terminal va augmenter la productivité des entreprises par de meilleurs coûts de transport et faciliter les exportations.

Ce sont les «drivers de la création de richesse», dit-il. Il est cependant difficile de le démontrer par des chiffres.

«Tu le sais sur le plan théorique.» Comme pour l’éducation. On ne peut pas démontrer d’impact direct de l’argent investi sur le PIB du Québec. On peut cependant «en tenir compte» au moment de choisir quels projets soutenir, pense M. Dubuc.

Pourquoi continuer à «vendre» les projets avec des promesses d’emplois et de retombées?

Les promoteurs n’ont pas le choix. C’est la seule façon de convaincre les politiciens. Surtout à Ottawa, analyse Alain Dubuc.

2. Le pari du commerce mondial de l’après-COVID

Mario Girard avoue avoir eu «la chienne un peu» en pensant à la COVID. Qu’allaient faire Hutchison et le CN, principaux partenaires du projet Laurentia?

Le pdg du Port dit avoir vite été rassuré. Le commerce mondial sera affecté à court terme, mais la crise sera derrière à l’ouverture du terminal en 2024.

«L’industrie maritime ne pense pas comme nous autres. Elle pense 60 ans d’avance», insiste-t-il.

N’empêche. Il pourrait y avoir des effets à moyen et à long terme, pense l’économiste Alain Dubuc. Peut-être une réduction de la croissance.

Les «réactions protectionnistes» pourraient aussi avoir un effet.

Québec ne devrait cependant pas trop en souffrir. Nos appels à l’achat local visaient les fournitures médicales et productions maraîchères qui sont «marginales» dans le commerce mondial et le transport maritime.

«Nos entreprises vont tellement souffrir de la COVID que les 20 % d’économies qui peuvent être apportées par un terminal comme Québec vont être doublement intéressantes pour nos importateurs-exportateurs», plaide M. Girard.

Le consultant international en transport Mercator estime que l’intérêt du projet Laurentia n’est pas affecté par la COVID.2 Il voit deux facteurs qui favorisent Québec :

Les nouvelles routes maritimes vers la côte Est des États-Unis vont continuer à prendre de l’ampleur et la tendance aux gros bateaux va s’accélérer.

3. Le pari de battre New York

Québec souhaite concurrencer les ports de la côte Est américaine, dont celui de New York.

Son argument : il sera plus rapide et moins coûteux de passer par Québec que par New York pour acheminer des conteneurs entre l’Europe et Chicago.

Mercator a fait le calcul : pour un navire qui arrive de Gênes, c’est 324 km de moins pour se rendre à Québec.Depuis Rotterdam, c’est 430 km. Cela représente une journée en mer. Donc des coûts.

Même scénario pour la portion ferroviaire vers Chicago : 176 km de moins en partant de Québec plutôt que de New York.

En tenant compte des coûts portuaires et ferroviaires, Mercator estime que l’économie totale avec New York pourrait atteindre 15 %.3

Pour que ça puisse fonctionner, il faudra cependant que les navires puissent repartir chargés à une fréquence intéressante. Cela impliquera une logistique exigeante.

Est-il possible que Hutchison bluffe et se serve de Québec pour obtenir de meilleurs tarifs dans d’autres ports? Comme le sport professionnel pour obtenir des stades payés par les fonds publics?

Impossible, assure le pdg Mario Girard. Deux raisons : d’abord, le contrat avec Hutchison est ferme et s’enclenche dès que le fédéral donne le feu vert. Ensuite, Hutchison gère 52 terminaux dans 27 pays, mais aucun sur la côte Est américaine. C’est dans son intérêt de s’installer à Québec.

4. Le pari de ne pas (trop) nuire à Montréal

Jusqu’à 10 % des conteneurs destinés à Montréal pourraient être interceptés à Québec, évalue Mercator, soit 70 000 conteneurs.

C’est significatif, mais dans les faits, Montréal ne perdrait pas de volume. Sa croissance serait cependant ralentie, analyse Alain Dubuc.

Un terminal à Québec pourrait permettre de charger davantage des navires à destination de Mont­réal et de les délester en cours de route. Le coût par conteneur s’en trouverait abaissé, ce qui serait dans l’intérêt de tout le monde.

Quant aux grands navires qui ne peuvent atteindre Montréal à cause des ponts et du manque de profondeur de l’eau, un terminal à Québec n’aurait pas d’impact.

Ce qui pourrait en avoir un, c’est si New York accueille des bateaux de plus en plus gros, ce qui ferait baisser son prix par conteneur. À terme, Montréal et la voie maritime du Saint-Laurent pourraient y perdre. L’option Québec serait en cela une police d’assurance.

5. Le pari de «l’Internet physique»

Le «nouveau» projet Laurentia s’inspire du concept de «l’Internet physique» développé depuis une dizaine d’années par le québécois Benoit Montreuil (Georgia Tech) et le français Eric Ballot (ParisTech).

L’idée est de faire circuler les marchandises sur le modèle des courriels dans l’Internet.

Des passages fluides d’un réseau à l’autre (bateau, train, camion, entrepôts) avec des «routeurs» ou pivots (hubs) qui redirigent la marchandise en minimisant la perte de temps et d’espace.

«Si on fait un port de conteneurs comme dans les années tranquilles, c’est fini; il n’y a aucune chance que ça survive», prévient M. Montreuil.

Avant de s’installer à Atlanta en 2015 où il dirige le Physical Internet Center et le Supply Chain & Logistics Institute, M.  Montreuil a enseigné 26 ans à l’Université Laval.

Un «Sidney Crosby» de la logistique de transport et de l’intelligence artificielle, décrit Mario Girard.

Quand il est parti, M. Montreuil ne trouvait plus les «ressources» pour soutenir ses projets malgré les «beaux efforts qui se faisaient».

Il perçoit depuis une «belle évolution». «Le CIRRELT a continué à grandir» et il y a eu un «éveil» autour de l’intelligence artificielle.

Le Centre interuniversitaire de recherche sur les réseaux d’entreprise, la logistique et le transport regroupe plus de 125 chercheurs québécois en ingénierie et logistique d’entreprise et de transport, dont une vingtaine à l’Université Laval. L’ingénieure et rectrice Sophie D’Amours en fait partie.

La majorité des spécialistes de logistique maritime est à Montréal, mais cela importe peu. On ne parle plus d’un terminal maritime, mais d’un port pivot d’une large chaîne d’approvisionnement.

«De par notre expertise et nos connexions, nous sommes extrêmement bien placés pour résoudre les problèmes logistiques et pour proposer des solutions efficaces», plaide Leandro C. Coelho, spécialiste de logistique et professeur à l’Université Laval.

6. Le pari du Littoral Est

Québec veut créer un nouveau parc technologique de 15 000 emplois sur les terrains industriels et friches du Littoral Est, près de Henri-Bourassa et de la Canardière.

Elle voudrait en faire un pôle de logistique intelligente des transports dont Laurentia serait un des moteurs.

Québec compte déjà 12 centres de recherches et 46 entreprises oeuvrant dans le domaine.4 Le pari sera de les mobiliser à des projets visant la chaîne d’approvisionnement du terminal de conteneurs.

Des Telops, par exemple, une entreprise de Québec qui développe des caméras infrarouges capables de détecter les gaz à la sortie des cheminées des navires.

Des chercheurs et entreprises vont-ils déménager sur le Littoral Est ou chacun va-t-il continuer à travailler dans ses locaux et labos?

«Ça va dépendre de l’envergure de la chose», pense Jacques Renaud qui dirige le Centre d’innovation en logistique et chaîne d’approvisionnement durable à l’Université Laval.

M. Renaud vient d’accepter une première doctorante en économétrie et statistique maritime. «On veut ouvrir ce thème-là», annonce-t-il.

Une des clés est peut-être entre les mains de Hutchison du CN, pense Benoit Montreuil.

«S’ils veulent, ils peuvent te monter un institut de premier plan. Mais il faut qu’ils soient convaincus qu’il y a vraiment quelque chose à faire».

Il faudra aussi une «intention régionale de l’ensemble des joueurs de vraiment s’y mettre et de se connecter avec ce qui se fait sur le reste de la planète».

7. Le pari de l’environnement et de la qualité de vie

Le terminal de conteneurs va abîmer le «paysage» de la baie de Beauport, bousculer l’écosystème marin et accroître la circulation de trains et de camions dans Limoilou.

C’est contraire à la dynamique des dernières décennies qui visait à dégager les abords du fleuve.

A-t-on vraiment fait le maximum pour en atténuer les effets?

Une partie des réponses viendra de l’Agence d’évaluation d’impact du Canada dont le rapport est attendu en novembre. Suivra une période de consultation.

Parmi les enjeux soulevés devant l’Agence, la zone de fraie du bar rayé à l’embouchure de la rivière Saint-Charles.

En promettant 7 millions $ pour des équipements récréatifs, le Port a obtenu l’adhésion du «Forum des usagers de la baie de Beauport».

Cela consolide la vocation récréotouristique de la plage, mais son horizon restera réduit par le nouveau quai et les grues qu’on y posera.

L’utilisation intensive d’une gare de triage pour assembler des trains de conteneurs va sonner le glas d’un projet de lien direct entre d’Estimauville et la plage. Cela contrevient au Programme particulier d’urbanisme (PPU) de 2016.

Laurentia prévoit intercepter chaque année 70 000 conteneurs à destination de Montréal. Ces conteneurs reviennent actuellement à Québec (ou dans l’est) par camion. On pourra économiser 7,4 millions de km et 35 tonnes de gaz à effet de serre (GES) , estime le Port.

La contrepartie, c’est que 70 000 conteneurs (peut-être plus selon la provenance des clients) vont désormais transiter en camion par Limoilou, ce qui signifie plus de bruit et de poussière.

Port et ville veulent limiter cet impact en forçant les camions à emprunter ­Dufferin-Montmorency plutôt que Henri-Bourassa. Au maximum de la capacité du terminal, on parle de 180 mouvements de camion par jour.

On parle aussi de 2,4 mouvements de train par jour à travers Limoilou, Vanier et Sainte-Foy.

Le modèle d’affaires de Laurentia reposant que les «big boats, big trains», ces convois pourraient atteindre 3,6 km de long. On espère ne pas arriver au mauvais moment à l’un des trois passages à niveau entre le terminal et le pont de Québec.

NOTES

(1) Estimations des retombées économiques d’un terminal de conteneurs au Port de Québec, KPMP, octobre 2019

(2) «Projet Laurentia : Une analyse des enjeux économiques», Alain Dubuc, Professeur invité, HEC Montréal, mai 2020

(3) «The competitive position (post Covid-19) of the Laurentia container terminal», Mercator International LLC, mai 2020.

(4) Fiche Mobilité-Logistique intelligence du Transport, Ville de Québec, 2020

GROS BATEAUX, GROS TRAINS: QUÉBEC Y TROUVERA-T-ELLE SON COMPTE?

Le gouvernement fédéral devrait faire savoir au cours des prochains mois s’il appuie financièrement le projet de terminal de conteneurs Laurentia.

Depuis ces jours de novembre 2013 où le Port de Québec a lancé un projet d’agrandissement sur la batture de Beauport, je me suis beaucoup posé cette question :

Les bénéfices économiques du projet seraient-ils plus importants que les inconvénients sur le paysage, la silhouette de la ville et la qualité de vie des gens de Québec?

J’ai longtemps trouvé que les arguments pour un nouveau quai de 610 mètres à l’embouchure de la rivière Saint-Charles et un remblayage grand comme l’anneau des Plaines ne tenaient pas la route.

Le Port invoquait alors la congestion de ses quais et surtout, le besoin d’aller chercher de nouveaux revenus pour payer l’entretien des quais actuels, mal en point.

Il me semblait que ce modèle d’affaires allait condamner le Port à toujours devoir grossir, une fuite en avant dont je voyais mal les intérêts pour Québec. Déjà qu’on ne savait pas ce que le Port voulait faire de ce nouveau quai.

En 2017, à la demande de l’Agence fédérale d’évaluation d’impact, le Port a émis des hypothèses de manutention de vrac, de pétrole et de marchandise générale

Les choses ont commencé à se préciser en décembre 2017 avec le projet d’un terminal de conteneurs qu’on voudrait moderne et automatisé.

Le projet Beauport 2020 est alors devenu Laurentia. Le même lieu qu’avant, mais une ampleur et une vocation différentes. Certainement plus intéressante que l’idée de brasser plus de poussière et de vrac.

L’entrée en scène du géant international du transport par conteneurs Hutchison et du Canadien National, en mai 2019, allait donner au projet une crédibilité économique qui lui faisait jusque-là défaut.

Attirer à Québec de gros navires de conteneurs ne serait plus perçu comme une idée farfelue, mais comme un projet viable.

Québec allait essayer de tirer profit de l’essor du commerce international par conteneurs et de l’ouverture de nouvelles routes maritimes en provenance d’Asie et d’Europe.

Hutchison et le CN se sont engagés à investir 500 M$ en équipements, machines et infrastructures de transport, à condition que les gouvernements leur construisent un nouveau quai (180 M$) et une aire d’entreposage derrière.

Les milieux d’affaires ont applaudi. Québec allait devenir un pôle de transit pour des marchandises en route vers Toronto, Chicago et le Midwest américain.

J’ai de mon côté continué à me demander quel bénéfice Québec trouvait à ce que des grues cueillent des conteneurs sur des bateaux et les déposent sur le quai pour être ramassés par des trains et des camions. Et vice versa.

Au mieux quelques centaines d’emplois et des facilités de transport pour des entreprises d’import-export. Mais encore?

Des réponses plus satisfaisantes ont commencé à venir au début de l’été 2020. Le Port a signé des ententes avec l’Université Laval, le Port de Rotterdam (plus important en Europe et considéré comme un modèle d’efficacité) et l’accélérateur de jeunes pousses technologique PortXL (Pays-Bas).

L’idée était d’utiliser le terminal de conteneurs comme levier pour la recherche et l’innovation en matière de logistique des transports et «d’intelligence artificielle».

On avait ciblé les vieux terrains industriels du «Littoral Est», à l’extrémité sud de Henri-Bourassa, pour ce nouveau parc technologique.

À la vérité, un beau projet. Ce ne sont encore que des mots et des intentions, on verra la suite, mais on entrevoit enfin une vraie «valeur ajoutée» pour Québec.

Assez pour rallier les opposants? On connaît la réponse.

Le projet de terminal de conteneurs ne fera jamais l’unanimité pour plusieurs raisons, dont celle-ci : le projet Laurentia part de la prémisse que la croissance est une bonne chose pour le Port et pour Québec. Se satisfaire du statu quo serait se condamner au déclin.

D’autres citoyens partent de la prémisse contraire. Ils se méfient des gros projets et infrastructures lourdes qu’ils perçoivent comme une menace à l’environnement et à leur qualité de vie. Par le passé, les faits leur ont souvent donné raison.

Les bénéfices de ce «nouveau» projet sont-ils cette fois plus importants pour Québec et la province que les inconvénients causés? Les gouvernements auront bientôt à en décider.

Il y a dans ce projet beaucoup d’inconnues encore, mais aussi les promesses d’un pari qui pourrait en valoir la peine. François Bourque

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