Québec et ses rives coloniales

Tribune Point de vue, Le Soleil, publié le 12 décembre 2015

Vue du bassin Louise. À Québec, dit le... (Courtoisie Léonce Naud)

Vue du bassin Louise. À Québec, dit le géographe Léonce Naud, le monde fluvial et portuaire demeure l’affaire d’un oligopole qu’exercent une poignée d’administrateurs fédéraux tout puissants, non élus, incontournables et inamovibles. (Photo: Léonce Naud)

 Durant la plus grande partie de son histoire, Québec a été une ville coloniale, un statut politique qui seul peut expliquer le comportement particulier de bon nombre de ses habitants.

Après la fondation de la ville par Champlain en 1608, les Français prirent le contrôle du fleuve et déplacèrent les Indiens à partir des rives vers l’intérieur des terres. La Conquête anglaise en fit autant avec les Français et les Canadiens, mettant fin à leur présence dominante sur le Saint-Laurent et ses affluents. Ce n’est pas sans raison que le journal Boston Globe qualifia la prise de Québec de «chute de la Carthage d’Amérique». Tout comme celui de la grande cité punique, l’empire de la Nouvelle-France avait été un «empire de l’eau». Le géographe Luc Bureau a résumé de façon lapidaire ce virage radical survenu lors de la Conquête : «La hache et la faucille chassent la rame et le fusil, la charrue se substitue au canot d’écorce». On touche ici à la cause fondamentale de l’éloignement des Québécois par rapport au Saint-Laurent.

Dans le cas d’une colonie dont la conquête s’est effectuée par voie océane comme ce fut le cas à Québec, et à moins d’exterminer au grand complet la population locale, le pouvoir colonisateur réserve habituellement pour son usage exclusif une enclave territoriale riveraine, une Concession, où est situé le port. La ville indigène se voit alors privée à la fois du libre contrôle de son littoral et de son accès maritime vers l’extérieur, domaines régaliens réservés aux nouveaux maîtres du pays.

Dès lors ces derniers décident des aménagements en rives : bâtiments militaires et administratifs s’interposant entre les quartiers historiques et la mer, douane prestigieuse, édifices phares, monuments à la gloire des colonisateurs, etc. Ces derniers décident aussi de la configuration des quais et bassins à flot. Ces quais et bassins ne répondront souvent qu’incidemment aux besoins réels des armateurs du cru. Un fort ou une citadelle domine alors le port et la ville. Sa fonction consiste à contrôler les relations maritimes avec l’extérieur, à défendre la ville en cas d’attaque ou à l’écraser en cas d’insurrection.

Au début, on interdira aux résidents de la ville l’accès à l’enclave riveraine demeurée sous contrôle colonial. Ces derniers devront se contenter d’admirer de loin un fleuve ou la mer. Avec les années, on aménagera des «fenêtres» leur permettant de contempler cette surface liquide devenue inaccessible, dont le contrôle et l’exploitation faisaient la fortune militaire et commerciale de leurs aïeux. C’est ainsi que dans une colonie, un fleuve devient avant tout «majestueux», la plupart de ses autres usages étant devenus impensables ou hors d’atteinte.

Enfin, le maire de l’endroit et les «petits échevins locaux» cessent politiquement d’exister dès qu’ils mettent les pieds à l’intérieur de l’enclave coloniale… ou du moins en sont-ils  persuadés. Comme les élus municipaux de Québec le répètent à l’envi : «Nous sommes impuissants. On ne peut rien faire, on n’est pas chez nous…» Ils sont devenus étrangers au domaine maritime et fluvial que dominaient leurs ancêtres. Leur vision, tout comme celui de la majorité de leurs commettants, a cessé de porter comme naguère jusqu’au fleuve ou à la mer : un mur invisible les en sépare.

Bref, dans la Vieille Capitale, le monde fluvial et portuaire demeure l’affaire d’un oligopole qu’exercent une poignée d’administrateurs fédéraux tout puissants, non élus, incontournables et inamovibles, dont la population ignore le plus souvent jusqu’à l’existence. Cette structure politico-administrative qui exhale de puissants remugles coloniaux (on s’y déclare la propriété personnelle de Sa très Gracieuse Majesté Élisabeth II) n’est pas sans rappeler l’ancien régime des Concessions littorales au temps des colonies. Aujourd’hui, Ottawa a simplement remplacé l’Angleterre.

Voilà pourquoi à Québec les plaisirs de l’eau habituels aux résidents d’une ville côtière sous une même latitude et jouissant d’un climat analogue restent hors d’atteinte pour la quasi-totalité de la population. Enfin, rien ne changera aussi longtemps que le cadre constitutionnel et légal actuel ne fera pas l’objet d’une remise en question fondamentale.

Léonce Naud, géographe, Deschambault

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