Recherche à l’Université Laval: le Port de Québec exige la «confidentialité absolue»

Mylène Moisan, Le Soleil, le 15 avril 2021

CHRONIQUE / Depuis 2018, le Port de Québec finance des travaux d’une dizaine de chercheurs de l’Université Laval en exigeant la «confidentialité absolue», ce qui soulève la question de l’intérêt du Port à agir ainsi.

Bien qu’il soit accepté et courant que des compagnies ou des sociétés concluent des ententes avec des universités pour effectuer des travaux de recherche, les règles d’éthique prévoient généralement que les chercheurs mentionnent d’où provient le financement qu’ils ont obtenu. 

Or, dans la «convention cadre de collaboration en matière de recherche» signée par les parties en 2018 et reconduite chaque année depuis, L’Université Laval s’engage à taire cette information. 

L’article 6.2 sur la confidentialité est sans équivoque. «L’Université maintiendra en tout temps confidentielle la participation de l’Administration [portuaire de Québec] aux différents Projets de recherche et s’engage à ne pas faire référence à la participation de l’Administration de quelque façon que ce soit sans l’accord écrit préalable de l’Administration.»

Plus loin, l’article 10.1 fait également mention de cette exigence. «[…] pour autant qu’aient été prises des dispositions adéquates de protection, l’Université pourra utiliser les Résultats aux fins d’enseignement, de recherche et de publication dans le cadre normal de la diffusion des connaissances, y compris la publication d’essais, de mémoires de maîtrises ou de thèses de doctorat et ce, tout en assurant la confidentialité absolue quant à la participation de l’Administration dans les Projets.»

Puis il y a l’article 11.1 concernant la «publicité», qui stipule que l’APQ et l’Université doivent rester muets. «Sous réserve de l’Autorisation écrite de l’autre Partie, les Parties ne pourront faire état de la participation de l’une des Parties ou d’un membre de son personnel dans toute annonce publique, publicité ou information qu’elle souhaiterait rendre publique à moins d’en avoir reçu, au préalable, l’autorisation écrite de l’autre Partie. Il en est de même à l’égard de toute autre annonce relative aux Projets.»

Directeur scientifique de l’Observatoire des sciences et des technologies à l’UQAM, Yves Gingras estime que «des ententes avec des chercheurs, ce n’est pas rare, mais d’habitude, ce qui peut être confidentiel, c’est le montant d’argent qui est octroyé. On doit absolument en mentionner la source.»

C’est aussi l’avis du bureau du Scientifique en chef du Québec, où la responsable des affaires éthiques et juridiques nous a transmis les règles lorsque les chercheurs obtiennent du financement d’un des trois Fonds de recherche du Québec (FRQ), qui sont sous la gouverne du Scientifique en chef.

Ainsi, si un des fonds avait contribué aux travaux menés pour le Port de Québec, il aurait fallu indiquer les sources de financement. «L’article 6.1.7 de notre Politique sur la conduite responsable en recherche prévoit que la mention inadéquate constitue un manquement à la conduite responsable en recherche. On entend par mention inadéquate, entre autres, le fait d’omettre de mentionner la source du soutien financier dans ses activités de recherche, tel qu’exigé par les organismes de financement. Par conséquent, le fait de publier des résultats de recherche sans mentionner adéquatement les sources de financement pourrait constituer un manquement à la conduite responsable en recherche.»

Le fait que «l’existence du contrat ne doit pas être mentionnée par les chercheurs pose problème de transparence, estime M. Gingras. Ils doivent demander la permission, mais s’ils refusent, alors le chercheur est en position de devoir mentir sur les sources financières de ses recherches!»

Un problème d’autant plus grave si le chercheur publie, selon M. Gingras. «Tout en admettant que les chercheurs peuvent publier – ce qui est toujours exigé d’une université qui n’est pas un think tank privé – le fait d’ajouter que ça doit être fait en assurant la confidentialité absolue quant à la participation de la compagnie n’a aucun sens et va à l’encontre de la divulgation des sources de financements dans les publications.»

Des règles qui, explique-t-il, ont été introduites pour éviter que des grosses compagnies financent des travaux en cachette, «comme les compagnies de cigarettes».

Il en va ainsi de l’intégrité des universités dans leurs partenariats, qu’ils soient publics ou privés.  

Aux yeux de Bryn Williams-Jones, professeur à l’Université de Montréal et membre du Centre de recherche en éthique, la confidentialité suppose que la recherche qui est financée l’est à des fins purement mercantiles. «Une recherche scientifique avec but d’avancer les connaissances devrait être ouverte et transparente; un contrat pour un service d’experts avec des objectifs commerciaux pourrait être confidentiel, mais là, le but n’est pas d’avancer des connaissances, mais de fournir un service.»

Professeure d’éthique organisationnelle aux HEC, Joé T. Martineau indique que, «de façon générale, les relations entre les entreprises privées et les universités peuvent être source d’enjeux éthiques, notamment lorsqu’elles mettent en tension la liberté académique et la crédibilité des résultats de recherche. Il est de la responsabilité de l’université de préserver la liberté académique de ses chercheurs et de s’assurer que la recherche se déroule sans pression indue de l’industrie ou d’une entreprise spécifique.»

Toutefois, ajoute-t-elle, «les contrats ne sont pas nécessairement toujours un bouclier qui protège de toutes potentielles dérives et l’histoire nous a prouvé plusieurs fois que ces relations entre l’industrie et la recherche universitaire peuvent parfois poser problème». Et, élément important, «l’entreprise a aussi la responsabilité de présenter les études de façon transparente».

Sur son site internet, le Port explique que «ce partenariat vise à unir les forces de l’Université et du Port pour réaliser des projets de recherche conjoints en mettant en commun leurs connaissances, savoir-faire et technologies». Ainsi, si le Port se targue de contribuer à la recherche universitaire, il tient du même souffle à la «confidentialité absolue» par rapport aux projets précis qu’il finance.

Selon les documents que nous avons pu consulter, le Port de Québec a financé au moins quatre projets qui impliquent une dizaine de chercheurs. Les informations concernant deux projets sont masquées, le troisième s’intitule «gestion territoriale» et consiste entre autres à effectuer une recension de la littérature alors que le quatrième, «Smart port», se penche sur les technologies dans l’industrie.

Le contrat prévoit aussi que des employés de l’APQ pourraient participer aux travaux comme s’ils étaient à l’emploi de l’université. Yves Gingras n’en revient pas. «Les deux bras me sont tombés! J’en ai vu des affaires, mais pas ça!»

La contribution financière annuelle de l’APQ ne dépasse jamais 75 000$, allant jusqu’à 74 999$, ce qui lui fait dire qu’«il doit y avoir une règle qui oblige d’aller en appel d’offres à partir de ce montant.» Cela dit, M. Gingras ajoute que cette façon de procéder est «classique dans le monde universitaire. On fait ça souvent, car cela évite des délais quand le contractant veut absolument travailler avec un groupe donné.» 

Dans des courriels internes que nous avons aussi pu consulter, il est fait mention par l’APQ de l’importance de respecter cette limite. Dans un autre échange, le Port transmet ses attentes et ses préoccupations par rapport aux travaux qui sont en cours, ajoutant que des ajustements pourraient être proposés.

Une autre entorse à l’éthique, selon M. Gingras. «C’est très problématique. Avec les compagnies de tabac, c’est ce qu’on voyait, la compagnie qui dit : «on ne dit pas ça».»  

D’AUTRES ENTENTES CONFIDENTIELLES

Le 22 juin 2020, le Port de Québec annonçait en grande pompe que sept partenaires avaient apposé leur signature au bas des actes de naissance de la Zone d’innovation Littoral Est.

Des partenaires qui portent aussi le projet Laurentia.

Dans les «Memorendum of understanding», des ententes confidentielles rédigées uniquement en anglais que nous avons pu consulter et dont Radio-Canada a fait état mercredi, le Port de Québec, le CN, Hutchison Ports, Québec International, le Port de Rotterdam, PortXL et l’Université Laval ont convenu de travailler main dans la main pour développer un «réseau fort et dynamique de logistique maritime compétitive et de distribution de services et de systèmes afin d’optimiser leurs réseaux respectifs».

En multipliant les partenariats, l’Administration portuaire de Québec (APQ) vise à «accélérer la commercialisation des idées, d’augmenter l’accès au marché et aider à former une main-d’œuvre qualifiée».

Bien que ces ententes ne lient pas les parties, chacune d’elles s’engage à travailler en collaboration et de bonne foi, à s’échanger de l’information, «des initiatives et les meilleures pratiques pour soutenir les «start ups» et les «scale ups» [une start up qui a réussi] œuvrant dans les chaînes d’approvisionnement maritimes et terrestres et pour développer des propositions d’affaires.»

Dans un communiqué publié le jour de la signature, on précisait que cette Zone d’Innovation était liée au projet Laurentia. «Grâce à ces ententes, Québec intègre un réseau mondial d’expertise industrielle et en technologies maritimes qui agira comme catalysateur pour l’entrepreneurariat et le savoir-faire de nos communautés d’affaires et scientifiques. Laurentia deviendra ainsi un moteur économique pour alimenter la création d’entreprises commerciales et l’entrepreneuriat avec des technologies de pointe en matière de logistique et de transport maritime durable.»

Les parties se sont toutes engagées à garder les ententes confidentielles. Elles ont été signées par le PDG de l’APQ, Mario Girard, par Carl Viel pour Quebec International, Clemence Cheng d’Hutchison Ports Development Limited, Carolien Vat-Sandee de PortXL, par le directeur international du Port de Rotterdam, Jean-Jacques Ruest du CN et par la rectrice de l’Université Laval, Sophie D’Amours.

«Qu’une rectrice signe une affaire comme ça, c’est à mon avis inacceptable! s’indigne Yves Gingras, professeur d’histoire et sociologie des sciences à l’UQAM. Le simple fait qu’un recteur appuie un projet, ça peut emmener des chercheurs à hésiter à aller dans certaines directions. On appelle ça le «chilling effect». Aucun recteur ne devrait s’engager dans un projet qui est socialement problématique, comme il ne pourrait pas se dire en faveur de l’indépendance du Québec, comme il ne pourrait pas appuyer Justin Trudeau.» 

Voilà qui touche le cœur de la mission de l’université, note-t-il. «En faisant ça, il oublie sa fonction, il n’est plus au-dessus de la mêlée.»

LE PORT ET L’UNIVERSITÉ RÉPONDENT

LE PORT:

Q: Pourquoi l’Administration Portuaire de Québec (APQ) a-t-elle exigé la confidentialité entourant le financement des quatre projets de recherche qui y sont mentionnés?

R: En conformité avec la Loi sur l’accès à l’information, la clause de confidentialité est applicable sur les ententes en raison de la sensibilité des informations stratégiques au sujet des projets dont il est question dans les ententes. 

Q: Pourquoi le montant ne dépasse-t-il jamais 75 000$?

R: La contribution de l’Administration portuaire de Québec est déterminée conformément à la planification budgétaire annuelle.

Q: Pourquoi les chercheurs ont-ils dû respecter cette enveloppe maximale?

R: L’APQ ne peut répondre à cette question.

L’UNIVERSITÉ LAVAL:

Q: Pourquoi l’Université Laval s’est-elle engagée à ne pas dire que le Port contribue aux quatre projets de recherche qui y sont mentionnés, ce qui va à l’encontre des règles habituelles de financement? Est-ce une pratique courante de l’Université?

R: L’Université Laval, par sa nature et par l’entremise de ses professeurs et professeures, gère des contrats de partenariats avec près de 1300 organisations tant privées que publiques, ce qui représente annuellement près de 30 % de la recherche qui s’y réalise. 

Dans un contexte de partenariat, la recherche se fait souvent sur des sujets stratégiques pour les partenaires ou avec des données leur appartenant, pour lesquelles la confidentialité est requise. Les résultats de la recherche, eux, peuvent être publiés en respectant les clauses de confidentialité prévues selon les ententes. Les clauses de confidentialité protègent ainsi les méthodes de recherche, qui constitue des propriétés intellectuelles, autant que les données utiles à la recherche qui appartiennent aux partenaires. Ces clauses de confidentialité sont élaborées conformément aux lois en vigueur dont les dispositions pertinentes de la Loi sur l’accès aux documents des organismes publics et sur la protection des renseignements personnels qui encadrent la protection de la propriété intellectuelle et qui prévoient la protection du secret industriel ou d’un renseignement industriel, financier, commercial, scientifique, technique ou syndical de nature confidentielle fourni par un tiers ou appartenant à l’Université, à un professeur ou à une professeure.

Notons que les projets de recherche réalisés à l’Université Laval le sont (obligatoirement ou nécessairement) dans le respect des conventions collectives en vigueur de même que des règlements et des politiques universitaires applicables. Celles-ci visent, entre autres, à préserver l’autonomie et la liberté des professeures et professeurs pour leur permettre de conclure des ententes avec des partenaires pertinents à l’avancée de leurs travaux.

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