Les zones sacrificielles du Projet Laurentia

COLLECTIF DE 90 PROFESSEURES ET PROFESSEURS DE L’UNIVERSITÉ LAVAL

Le Soleil, publié le 15 décembre 2020

POINT DE VUE / Commentaire déposé à l’Agence d’évaluation d’impact du Canada dans le cadre de la consultation publique sur le Projet Laurentia. À Québec, depuis 2012, les débats au sujet des modalités et des impacts des activités portuaires industrielles en milieu urbain sont quasi permanents dans l’espace public. Leur visibilité médiatique témoigne de visions divergentes quant au développement territorial en milieu urbain.

Dans le cadre du projet Laurentia, l’Administration portuaire de Québec (APQ) propose de prolonger la ligne du quai actuel vers l’est de 610 mètres de manière à exploiter un terminal à conteneurs en eau profonde. Le projet d’une superficie de 31,7 hectares comprendrait la construction d’un nouveau poste à quai et d’une digue de rétention qui permettrait l’aménagement d’un espace additionnel de 17 hectares en arrière du quai. Quatorze (14) hectares de milieu aquatique (le fleuve) seraient remblayés. Le projet prévoit aussi la construction de voies ferrées et de voies d’accès, la reconfiguration de deux émissaires et du boulevard Henri-Bourassa avec l’ajout d’un viaduc, le réaménagement d’une partie des terrains actuels du port de Québec pour le chargement des camions et la relocalisation d’une partie de la zone récréotouristique pour l’aménagement de la zone de soutien aux opérations et l’entreposage des conteneurs vides (voir le site de l’AEIC).

Les externalités négatives environnementales, sanitaires et écosystémiques

Au vu de la version provisoire du rapport d’évaluation environnementale produit par l’AEIC, il est évident que les externalités négatives environnementales, sanitaires et écosystémiques de la construction et de l’exploitation du terminal à conteneurs seraient importantes. L’Agence souligne que le projet entraînerait des effets environnementaux «résiduels importants directs et cumulatifs» notamment sur la qualité de l’air, sur la santé humaine ainsi que sur le poisson et son habitat (AEIC, Version provisoire du rapport d’évaluation environnementale fédérale pour le projet Laurentia, p. 233.

Or, ce n’est pas un détail, les résidentes et les résidents des quartiers directement concernés par le projet Laurentia sont déjà soumis à un air extérieur chargé de particules, d’oxydes d’azote, de dioxyde de soufre, de monoxyde de carbone, de composés organiques volatiles, de divers métaux, de dioxines/furanes et d’hydrocarbures aromatiques polycycliques provenant de secteurs avoisinants [ou même de l’Ontario et des États-Unis; Direction de santé publique du Centre intégré universitaire de santé et de services sociaux de la Capitale-Nationale, Projet «Mon environnement, ma santé»: volet de la qualité de l’air extérieur, Cadrage du projet, 2018, p. 24.

Au moment d’écrire ce commentaire, du point de vue de la recherche en justice environnementale, les populations de Limoilou, Maizerets et Beauport peuvent être considérées comme des «fenceline communities» et les quartiers qu’ils habitent des zones sacrificielles (voir Steve Lerner, «Sacrifice zones: the front lines of toxic chemical exposure in the United States», 2010).

En effet, les résidents de la Basse-Ville et de Limoilou-Vanier comptent globalement moins d’années à vivre devant eux. La mortalité prématurée et la mortalité liée à la santé respiratoire y sont plus fréquentes (Centre intégré universitaire de santé et de services sociaux de la Capitale-Nationale, «Les inégalités sociales de santé dans Basse-Ville et Limoilou–Vanier, Regard spécifique sur 18 indicateurs», 2018, p. 27.

De façon plus précise, par rapport à l’espérance de vie à la naissance dans la Capitale-Nationale (82,5 ans), les personnes nées dans la Basse-ville durant la période 2010-2014 vivront 6 années de moins (76,5 ans) et les personnes nées dans Limoilou-Vanier vivront 2,8 années de moins (79,7 ans) (Centre intégré universitaire de santé et de services sociaux de la Capitale-Nationale, «Les inégalités sociales de santé dans Basse-Ville et Limoilou–Vanier. Regard spécifique sur 18 indicateurs», 2018, p. 22). De plus, les inégalités sociales de santé existant dans la Capitale-Nationale entraînent des maladies chroniques diverses ainsi que des incapacités précoces.

À la lumière de la version provisoire du rapport d’évaluation environnementale, on comprend aisément que le projet Laurentia participerait à l’aggravation des déséquilibres entre les territoires de la ville de Québec en accentuant le cumul des désavantages subis par les résidentes et les résidents de Limoilou, Maizerets et Beauport.

Plus encore, la construction du quai et son exploitation iraient à l’encontre des recommandations du directeur régional de santé publique d’inscrire, dans la région de la Capitale-Nationale, l’équité en santé au cœur des projets et de développer des environnements sains et favorables à la santé (Directeur régional de santé publique sur les inégalités sociales de santé de l’Agence de la santé et des services sociaux de la Capitale-Nationale, «Comprendre et agir autrement, pour viser l’équité en santé dans la région de la Capitale-Nationale», 2012, p. 117.

L’argument des retombées économiques

La région de la Capitale-Nationale est considérée favorisée sur le plan économique. Malgré la pandémie actuelle, le ministre des Finances Éric Girard prévoit un retour au plein emploi au Québec vers la fin de 2021 (Bossé, «Retour au plein-emploi dans un an et demi, prévoit Girard», Le Soleil, 14 mai 2020). En ce sens, l’argument des retombées économiques locales, par ailleurs contestable vu la nature hautement automatisée des opérations, ne saurait d’aucune manière compenser les externalités négatives importantes du projet Laurentia. Celui-ci nous semble plutôt de nature à aggraver les inégalités économiques.

D’une part, le projet entraînerait des effets environnementaux «résiduels négatifs importants directs et cumulatifs» sur les conditions socioéconomiques liées à la pêche locale récréative et commerciale (AEIC, Version provisoire du rapport d’évaluation environnementale fédérale pour le projet Laurentia, p. 233).

D’autre part, il est peu probable que les populations des quartiers concernés bénéficient substantiellement du projet. Les principaux bénéfices économiques seront pour les investisseurs et d’autres grands acteurs qui ne subiront pas les externalités négatives de l’exploitation du terminal à conteneurs.

Notre position

Depuis quelques années, le monde fait face à des défis de société importants. Parmi eux, la préservation de la qualité de l’eau, de l’air et des sols, ainsi que la diminution des inégalités socioéconomiques.

Les situations d’injustices environnementales et sanitaires sont associées à des causes structurelles. Elles relèvent de choix de société (Centre intégré universitaire de santé et de services sociaux de la Capitale-Nationale, «Les inégalités sociales de santé dans Basse-Ville et Limoilou–Vanier, Regard spécifique sur 18 indicateurs», 2018, p. 27).

L’Agence l’aura compris: d’un point de vue scientifique, rien ne justifie la décision d’une dégradation supplémentaire de la qualité de l’air, de l’eau et de l’écosystème du fleuve Saint-Laurent.

Le projet Laurentia ne doit pas être réalisé.

Le signataires: 

Abdoulaye Anne (éducation), Michel Alary (médecine), Henri Assogba (communication), Nadia AubinHorth (biologie), Luc Audebrand (administration), Pierre Ayotte (médecine), Barbara Bader (éducation), Kristin Bartenstein (droit), Célyne Bastien (psychologie), Pascale Bédard (sociologie), Renée Bilodeau (philosophie), Maude Bouchard (aménagement et architecture), Bruno Bourassa (éducation), Luc Brès (administration), François Brochu (droit), Alexandre Bureau (médecine), Étienne Cantin (relations industrielles), Josette Castel (médecine), Yves Caumartin (médecine), Isabelle Clerc (communication), Maxime Coulombe (lettres et sciences humaines), Elaine Champagne (théologie et sciences religieuses), Johanne Daigle (sciences historiques), Pénélope Daignault (communication), Aimée Dawson (médecine dentaire), Emilia Ines Deffis (littérature), Maria De Koninck (médecine), Nolywé Delannon (administration), François Demers (communication), Jean-François Desbiens (sciences infirmières), Marie-Hélène Deshaies (travail social), Yves Desjardins (nutrition), Jean-Philippe Després (musique), Patrice Dion (agriculture et alimentation), Sabrina Doyon (sciences sociales), Dominique Dubé (sciences et génie), Philippe Dubé (muséologie), Sophie Dupéré (sciences infirmières), Charles Fleury (relations industrielles), Éric Frenette (éducation), Dan Furukawa Marques (sociologie), Nathalie Gagné (sciences sociales), Gilles Gauthier (biologie), Yves Gendron (administration), Clément Gosselin (sciences et génie), Josée-Anne Gouin (éducation), Jean-Noël Grenier (relations industrielles), Anne Guichard (sciences infirmières), Laurence Guillaumie (sciences infirmières), Thérèse Hamel (éducation), Pierre Issalys (droit), Louis Imbeau (sciences politiques), Denis Jeffrey (éducation), Margot Kaszap (éducation), LouisPhilippe Lampron (droit), Paul-André Lapointe (relations industrielles), Michael Lau (sciences et génie), Yvan Leanza (psychologie), Pierre Leblanc (médecine), Chantal Leclerc (éducation), Mélanie Lemire (médecine), Roger Levesque (médecine), François Lucbert (sciences historiques), Joël Macoir (médecine), Hélène Makdissi (éducation), Pierre-Olivier Méthot (philosophie), Jean Michaud (sciences sociales), Véronique Moulin (médecine), Anne-France Morand (lettres), Sylvie Morel (relations industrielles), Geneviève Motard (droit), Manon Niquette (communication), Michel O’Neil (sciences infirmières), Carole Paradis (langues), Marie-Hélène Parizeau (philosophie), Thierry Petit (lettres et sciences humaines),Philippe Pibarot (médecine), Chantal Pouliot (éducation), Patrick Provost (médecine), Serge Pineault (sciences et génie), Jack Puymirat (médecine), Benny Rigaux-Bricmont (administration), Jacynthe Roberge (aménagement et architecture), Thierry Rodon (sciences politiques), Bernard Roy (sciences infirmières), Martin Simard (géographie), Philippe Tremblay (éducation), Marie-Claude Tremblay (médecine), Christine Vézina (droit), Simon Viviers (éducation)

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