Mylène Moisan, Le Soleil, publié le 21 novembre 2020
CHRONIQUE / Dans une de ses vidéos promotionnelles pour le projet Laurentia, le Port de Québec affiche les logos de ses sept «partenaires majeurs», sous la photo d’un gigantesque porte-conteneurs. On ne s’étonne pas d’y voir le logo du CN, ni d’Hutchison Ports, un des plus gros opérateurs portuaires au monde.
Mais un logo détonne, celui de l’Université Laval.
L’institution d’enseignement n’appuie pas simplement le projet, elle y est officiellement associée, cela même si Laurentia fait l’objet de plus en plus de critiques et pas les moindres. Cette semaine, l’Agence d’évaluation d’impact du Canada a rendu public son rapport préliminaire — une brique de plus de 300 pages —, dans lequel elle met en garde contre des «effets environnementaux négatifs importants.»
Des conséquences néfastes autant pour la santé des résidents qui habitent autour que pour le fleuve Saint-Laurent, dont une partie serait grugée.
Sur le site promotionnel de Laurentia, on cite la rectrice Sophie d’Amours. «L’Université Laval est fière de contribuer au développement de la recherche dans les domaines de l’intelligence artificielle, l’optimisation des chaînes d’approvisionnement et les technologies vertes. Ce projet d’envergure permettra à la Ville de Québec d’attirer et de mobiliser des talents dans ce secteur d’avenir.»
Son prédécesseur Denis Brière avait lui aussi appuyé le projet en 2017, il avait d’ailleurs été rabroué publiquement par des professeurs, qui y voyaient une brèche à la liberté académique. «La décision du recteur de joindre sa voix, en tant que recteur de l’Université Laval, au groupe de gens d’affaires qui ont rédigé la lettre d’appui à Beauport 2020 pourrait avoir des conséquences sur la recherche universitaire. Elle pourrait intimider les chercheurs qui s’intéressent de près ou de loin à l’agrandissement du port de Québec ou à toute autre controverse publique. […] L’étonnant appui public du recteur Brière à Beauport 2020 mérite que les autorités gouvernementales appropriées s’y attardent. L’indépendance politique et l’image de l’Université Laval en dépendent», écrivaient-ils dans une lettre ouverte.
Cette fois-ci, les professeurs sont restés silencieux.
Mais ils n’en sont pas moins mal à l’aise.
L’exécutif du syndicat des professeurs de l’Université Laval (SPUL) s’est réuni cette semaine pour discuter de la situation. «La rectrice crée un impair. Le fait qu’elle se positionne en faveur de ce projet brime notre liberté académique, il y a des professeurs qui pourraient se sentir brimés de s’exprimer, de se pencher sur des conséquences négatives que pourrait avoir le projet, résume le président Alain Viau. […] Ce n’est pas son rôle de prendre position comme ça.»
Une position qui étonne. «Je ne comprends pas ce que l’institution retire à s’afficher de cette façon-là pour le projet. […] Habituellement, les partenaires d’un projet sont ceux qui investissent, il y a un aspect mercantile, alors que l’université, son rôle, c’est de répondre à des questions, de se positionner sur des enjeux de société et non sur des enjeux économiques locaux.»
Le projet Laurentia n’est pas un enjeu de société, c’est un projet de développement économique. «S’il y avait un projet d’autoroute à huit voies, ce serait un projet qui ne ferait pas l’unanimité, qui serait soumis à la critique. C’est comme si l’université appuyait le projet en disant “ça va nous permettre de faire des études sur les écrans antibruit”. Elle n’a pas besoin d’appuyer le projet pour ça. Pourquoi l’université ne se positionnerait-elle pas pour un projet d’habitation haut de gamme alors qu’elle se positionne pour un projet de développement portuaire? À mon sens, c’est une décision politique.»
Qui sert, en plus, de caution au Port de Québec.
J’ai contacté plusieurs professeurs pour savoir ce qu’ils pensaient de la prise de position de la rectrice et de l’université, la presque totalité d’entre eux a demandé de ne pas être identifiée. Les réponses vont toutes dans le même sens, il y a un grand malaise au sein de la communauté universitaire.
«Plusieurs de mes collègues et moi-même sommes évidemment mal à l’aise avec la participation de la rectrice à la campagne publicitaire pour le projet, alors même que le projet est sous étude par le fédéral. […] Au-delà des conflits d’intérêts réels et apparents qui peuvent participer à un mouvement d’autocensure, il y a des changements structurels et culturels qui s’opèrent en ce moment à l’Université Laval, comme dans bien des universités, possiblement, et qui contribuent à nuire à la liberté académique», m’a répondu un professeur par courriel.
«Je suis effectivement outré… très inconfortable avec cette prise de position de la rectrice, confie un autre. Je cosignerais sans hésiter une lettre qu’un.e collègue rédigerait pour dénoncer cet acoquinement de la rectrice avec le Port de Québec qui pollue impunément les citoyens de la basse-ville et qui, surtout, les méprise.» Et cette collègue, qui va dans le même sens. «Je peux comprendre les inquiétudes de mes collègues et je signerais volontiers une pétition à ce sujet si l’on m’invitait à le faire.»
Un autre s’inquiète de cette alliance. «Cette relation problématique soulève des enjeux d’éthique, de transparence et de conflits d’intérêts (réels et apparents), qui sont fort différents entre le milieu académique public (Université Laval) et le secteur privé (Port de Québec). Cela fait en sorte que les collaborations entre de telles entités (souvent initiées par le secteur privé, qui espère améliorer sa légitimité sociale et obtenir la caution morale de l’université) sont plutôt délicates et que la recherche d’une entente de partenariat peut mener à un glissement, à la dénaturation de ces valeurs.»
Le professeur Louis Bernatchez est le seul qui a accepté de témoigner, il trouve aussi «malaisant» l’appui de l’université. «Moi, ma job, c’est de produire des faits, mais ça peut être un peu délicat si je ne suis pas certain que l’université va m’appuyer. […] Que l’université donne son appui sur un dossier économique, c’est spécial, et avec Hutchison Ports, qui est un partenaire qui soulève des questions. L’université se retrouve à être associée à ça…»
Cela étant dit, il se sent libre de parler.
Parce que, justement, Louis Bernatchez enseigne la biologie, il se penche entre autres sur les poissons qui barbotent et qui se reproduisent dans le Saint-Laurent. «Ce n’est pas une façon de développer, on ne peut plus empiéter dans le fleuve. […] Quand on lit la position de la rectrice, on ne voit pas de préoccupation sur la destruction d’une partie de l’environnement. On veut détourner les bateaux qui vont à New York, ça aura des impacts plus larges. Ce n’est pas un dossier régional, il faut regarder les impacts au niveau global.»
Le Port s’en vante, il veut faire du fleuve une «autoroute maritime».
Reste à espérer que les chercheurs de l’Université Laval pourront avoir les coudées franches, ce dont doute une professeure. «On a l’impression de faire de la recherche sur un territoire miné. Tout le monde est étonné de la proximité de l’université et du port, peut-être que des chercheurs voudraient documenter le projet, mais qu’ils vont regarder ailleurs. Une collègue m’a dit qu’elle n’irait pas là…»
La rectrice persiste et signe
J’ai sollicité une entrevue avec la rectrice Sophie d’Amours pour discuter de l’appui de l’université au projet Laurentia, à la lumière du front commun de plus de 40 000 étudiants et du malaise évident qu’il crée chez les professeurs. Par l’entremise de son conseiller en communications, Simon La Terreur-Picard, la rectrice a «décliné l’invitation» et répondu par ce paragraphe : «Le processus doit suivre son cours. Si le projet Laurentia va de l’avant et obtient les approbations requises, l’Université Laval aura le levier supplémentaire pour mettre à contribution l’expertise et les connaissances de ses professeures et de ses professeurs ainsi que de ses équipes de recherche, comme nous l’indiquions dans [la] lettre.»
La lettre dont il est question est celle écrite par la rectrice D’Amours et diffusée le 29 septembre — le même jour où la vidéo promotionnelle avec le logo de l’université a été publiée par le Port de Québec — dans laquelle elle explique que l’Université Laval est partenaire du projet Laurentia.
La rectrice s’y dit consciente que le projet ne fait pas l’unanimité, ce qui ne l’empêche pas de l’appuyer. «Notre université est bien au fait que des préoccupations citoyennes et environnementales puissent être soulevées par un projet aussi important que Laurentia. Dans ce projet, comme dans plusieurs autres initiatives complexes, l’Université Laval est un partenaire de la société, en mesure d’apporter un éclairage scientifique de premier plan.»
LIRE AUSSI : Université Laval: partenaire pour une relance durableL’Université Laval n’appuie pas simplement le projet Laurentia, elle y est officiellement associée.IMAGE TIRÉE D’UNE VIDÉO
Le cas de Cacouna
En 2014, la pétrolière albertaine TransCanada avait approché l’Institut des sciences de la mer — qui fait partie de l’Université du Québec à Rimouski — pour qu’il s’associe à son projet de port pétrolier à Cacouna en échange d’une chaire de recherche sur le béluga, financée pendant cinq ans à raison d’un million par année, soit le temps qu’auraient duré les travaux.
Le Devoir avait éventé les discussions, qui ont pris fin devant la controverse soulevée par cette éventuelle association.
Le Devoir rapportait aussi que cette offre de financer la recherche figurait noir sur blanc dans le plan stratégique de l’entreprise : «soutenir une campagne majeure de financement d’une université québécoise tout en contribuant à ses efforts dans la recherche environnementale pourrait aider à démontrer le sérieux de TransCanada par rapport à ces enjeux, mais aussi contribuer à améliorer l’image de la compagnie.»