Poussière rouge: la jurisprudence du gros bon sens

Mylène Moisan, Le Soleil, publié le 20 janvier 2020

CHRONIQUE / Comment expliquer, si la poussière dans Limoilou provient des sels d’épandage sur le réseau routier, que le problème ne se pose nulle part ailleurs en ville?

Et pourquoi y en a-t-il tout l’été?

Voilà des questions qu’ont posées lundi les avocats des citoyens — dont je suis — au juge Jacques G. Bouchard dans le recours collectif visant la Compagnie d’arrimage de Québec et le Port de Québec, tous deux accusés de saupoudrer de la poussière depuis 2010 dans le Vieux-Limoilou surtout.

Après une cinquantaine de journées d’audience tenues à l’automne, le procès est maintenant dans sa dernière ligne droite, la semaine étant consacrée au plaidoyer final des deux parties.

Après quoi le juge aura à trancher.

Les avocats qui représentent les citoyens ont choisi de réduire la superficie du secteur visé par le recours collectif, il se limite à la 15e Rue à Limoilou jusqu’à la rue Prince-Édouard dans Saint-Roch, puis vers Vanier, jusqu’à la rue Papineau et De L’Espinay. La zone la plus touchée est bordée par l’autoroute Dufferin-Montmorency, la 10e Rue, la rivière Saint-Charles et le boulevard Henri-Bourassa.

La majorité du quartier Maizerets a été exclue.

Cette zone a été définie comme étant la «zone jaune», où on réclame 1000 $ par année pour chaque adulte. Pour l’autre zone, la rouge, l’indemnité proposée a été établie à 750 $ par année, plus des dommages punitifs de 500$ pour chacun des résidents. Il y a environ 6000 personnes qui habitent dans chaque zone.

D’entrée de jeu, l’avocat Philippe H. Trudel a fait une recension de la jurisprudence dans des causes similaires, notamment les causes Ciment Saint-Laurent et, plus récemment, le jugement rendu vendredi concernant la contamination au TCE à Shannon, où les citoyens ont eu gain de cause contre un «mauvais voisin».

Parce que c’est de cela qu’il est question, les citoyens reprochent au Port d’avoir contaminé l’air qu’ils respirent, en toute connaissance de cause, et ce pendant des années. Pas seulement la fameuse poussière rouge de 2012.

Au-delà du débat d’experts, de chiffres et de statistiques, l’avocat a plaidé le «gros bon sens». L’argument a d’ailleurs été confirmé par la Cour suprême en 2016, dans une cause où huit femmes travaillant au même endroit dans un hôpital et ayant eu un cancer du sein à peu près en même temps ont obtenu gain de cause, et ce malgré trois rapports d’experts qui n’établissaient pas de lien direct de cause à effet.

Le tribunal a statué que le gros bon sens devait l’emporter.

Dans leur défense, le Port de Québec et Arrimage ont affirmé avant Noël qu’ils n’ont à peu près rien à voir avec la qualité de l’air de Limoilou, que c’est plutôt la «quantité astronomique de sel d’épandage» utilisée l’hiver qui serait la cause. Curieux, fait remarquer MTrudel, on utilise du sel d’épandage partout en ville et, ailleurs, ça n’affecte en rien la qualité de l’air.

Même si Henri-IV — et pas Dufferin-Montmorency — est de loin l’artère la plus salée de Québec.

La «quantité astronomique» de sels épandus dans le secteur touché est d’environ 6000 tonnes par année, alors qu’au Port, 12 millions de tonnes de produits peuvent être chargées et déchargées dans une année.

Jusqu’à 150 000 tonnes dans une seule journée.

«Et pourquoi la nuisance est-elle plus grande pendant l’été alors qu’il n’y a pas de sels de déglaçage, demande MTrudel? Il y a des choses qui viennent heurter le sens commun. Quand le vent souffle nord-est, la poussière du port va dans la zone, le gros bon sens nous dit ça.»

Le Port et Arrimage ne l’entendent évidemment pas de cette façon, ils auront l’occasion dans les prochains jours de défendre leur position.

Ils devront tenter d’expliquer comment un nuage de poussière rouge a pu s’échapper des installations du Port en 2012 — un premier recours collectif les a condamnés à dédommager des citoyens pour cet événement — et que, à part cette journée-là, la quantité de poussière qui en émane est négligeable.

Les citoyens ont recensé 250 événements.

Ils devront aussi dire pourquoi certains produits se retrouveraient dans l’air, alors que d’autres ne s’envoleraient pas. «Le vent ne discrimine pas», a insisté Me Clara Poissant-Lespérance, qui a souligné que des échantillons de poussière rouge contenaient d’autres produits qui étaient passés par le port dans les jours précédents.

Bien hâte d’entendre ça.

Quelque chose me dit que le gros bon sens en prendra pour son rhume.

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