Durant la plus grande partie de son histoire, Québec a été une ville coloniale. Sur son littoral, elle le demeure encore aujourd’hui. Lors de la fondation de Québec par Samuel de Champlain, les nouveaux arrivants prirent le contrôle du fleuve. La Conquête britannique en fit autant, mettant fin à la présence dominante des Français et des Canadiens sur le Saint-Laurent.
Ce n’est pas sans raison que le journal Boston Globe qualifia la prise de Québec de « chute de la Carthage d’Amérique ». Tout comme celui de la grande cité punique, l’empire de la Nouvelle-France avait été un empire de l’eau. Le géographe Luc Bureau a résumé de façon lapidaire ce virage radical survenu lors de la Conquête : « La hache et la faucille chassent la rame et le fusil, la charrue se substitue au canot d’écorce. » Tout est dit. On touche ici à la cause fondamentale de l’éloignement des Québécois par rapport au fleuve.
Dans le cas d’une cité dont la conquête s’est effectuée par voie océane comme ce fut le cas à Québec, à défaut d’exterminer au grand complet la population locale, le vainqueur se réserve habituellement une enclave riveraine à son usage exclusif, là où se trouve le port. La ville perd alors l’usage de son port ainsi que sa porte d’accès maritime vers le monde extérieur, domaines régaliens réservés aux nouveaux maîtres du pays. […]
Au début, on interdira à la population l’accès à l’enclave riveraine demeurée sous contrôle colonial. Avec les années, on aménagera des « fenêtres » permettant aux gens de contempler cette surface liquide devenue inaccessible, dont le contrôle et l’exploitation faisaient la fortune militaire et commerciale de leurs aïeux. C’est ainsi qu’à Québec, ville pourtant maritime et fluviale, le fleuve est avant tout « majestueux » pour la bonne raison qu’il demeure inaccessible à la population, la plupart de ses usages autres que celui de panorama étant devenus impensables ou hors d’atteinte. […]
Enfin, le maire et les « petits échevins locaux » cessent d’exister dès qu’ils mettent les pieds à l’intérieur de l’enclave coloniale… ou du moins en sont-ils persuadés. Comme les élus municipaux de Québec le répètent à l’envi : « Nous sommes impuissants. On ne peut rien faire, on n’est pas chez nous… » Ces derniers sont devenus étrangers au domaine maritime et fluvial que dominaient pourtant leurs ancêtres. […]
Gestionnaires de droit divin ?
À Québec, le monde fluvial et portuaire demeure l’affaire d’un oligopole qu’exerce une poignée d’administrateurs fédéraux tout puissants, non élus, incontournables et inamovibles, dont la population ignore le plus souvent jusqu’à l’existence. […] Cette structure politico-administrative qui exhale de puissants remugles coloniaux n’est pas sans rappeler le régime des concessions littorales au temps des colonies. Aujourd’hui, Ottawa a simplement remplacé l’Angleterre. Bien entendu, si le port de Québec était géré par la Ville ou le gouvernement du Québec plutôt que par Ottawa, le comportement de ses dirigeants serait fort différent et leurs décisions encore davantage.
S’adressant en 2013 à la Cour supérieure du Québec, le Port de Québec a soutenu que « le port de Québec appartient à Sa Majesté la reine Elizabeth II qui lui en confie la gestion ». Or, le pouvoir de cette dernière reposant sur l’onction divine apposée sur son front lors de son couronnement, il en résulte logiquement que la gestion portuaire à Québec posséderait elle-même un caractère divin, sans compter le caractère plus ou moins divin de ses gestionnaires. Cette philosophie typique des beaux jours de l’Empire britannique imprègne encore le monde portuaire canadien d’un océan à l’autre et inspire encore un respect tétanisé dans bon nombre de milieux décisionnels.
Bien entendu, la gestion du port relève tout simplement d’Ottawa. Cependant, le port de Québec n’est pas un port comme les autres. Il s’agit d’un symbole impérial fort situé dans la ville même où fut écrasé l’Empire français d’Amérique, à l’instar de la Citadelle, du Manège militaire et des plaines d’Abraham. Grâce à ces puissants points d’ancrage, Ottawa impose une présence canadienne massive – succédant à la présence britannique – au coeur même de la capitale de sa province irrédentiste. […]
Pour un réexamen fondamental
Espérons qu’un jour une mission d’information et d’enquête, jouissant d’un large mandat et surtout d’une vision qui ne le soit pas moins – laquelle reposerait entre autres sur une connaissance approfondie de différents parcours et destins urbano-portuaires au Québec et ailleurs dans le monde –, procède à un réexamen fondamental de l’organisation de l’espace et de la gestion de la ressource en eau à l’interface entre ville, fleuve et port à Québec, englobant dans sa réflexion l’ensemble des rives urbanisées de Québec et de Lévis.