François Bourque, Le Soleil, publié le 15 janvier 2017
(Québec) CHRONIQUE / Le paysage unique de la batture de Beauport et de sa plage enveloppée d’eau sera radicalement dénaturé par le projet d’agrandissement du Port de Québec.
Des simulations visuelles menées dans le cadre de l’étude d’impact montrent que l’horizon de la future plage sera fermé d’un côté par une digue de pierre et de l’autre par un brise-lames.
La large perspective à 270 degrés qui donne actuellement l’impression que la plage est entourée d’eau va disparaître. L’horizon «libre» d’obstacle ne sera plus que de 90 degrés. L’esprit du lieu ne sera plus le même. Le sentiment de liberté sera ravalé, remplacé par une impression de servitude et de fatalité.
On pourra encore voir le fleuve, la pointe de l’île d’Orléans et les montagnes par-dessus le brise-lames. Les larges angles sur l’eau vers Lévis et la baie de Beauport seront cependant coupés.
On note par ailleurs que la nouvelle plage publique fera 246 mètres. Le Port estime que c’est à peu près la même chose que la plage actuelle.
Je ne suis pas d’accord. Lorsque je mesure dans Google Earth, j’arrive à plus de 500 mètres en comptant la langue de sable.
La future plage ne fera donc que la moitié de plage actuelle. Elle sera par contre plus large à cause du remblayage projeté dans le fleuve.
Sauf erreur, c’est la première fois qu’on peut mesurer l’impact des travaux d’agrandissements sur la plage de la batture.
C’est à se demander d’ailleurs si le Port n’a pas essayé de cacher ces simulations à travers les milliers de pages de l’étude d’impact.
Les quatre simulations faites à partir de la plage n’apparaissent pas dans le document «Simulation visuelle», où on trouve 17 autres points de vue depuis Lévis, le centre-ville, le fleuve, etc.
Les planches de la plage sont enfouies à la fin d’un document de 72 pages, dont le titre (Évaluation des effets du projet sur le milieu humain autre qu’autochtone) est beaucoup moins évocateur.
Difficile de croire que c’est par hasard ou distraction. Attirer l’attention sur ce visuel risquait d’exposer le projet à des critiques.
Cette plage offre une expérience unique, d’autant plus appréciée qu’on vient d’y permettre la baignade au fleuve après 50 années d’abstinence.
Plus de 65 000 citoyens l’ont fréquentée l’été dernier (le double de l’été 2015) sans compter près de 20 000 participants à des activités d’entreprise.
Les parcs et les espaces publics sont des éléments essentiels de la qualité de vie d’une ville. L’administration Labeaume le sait et en a fait (avec raison) une priorité.
«On va aller encore plus loin pour qu’il y en ait encore plus et que les gens soient plus heureux», nous a annoncé le maire en rencontre éditoriale à la fin de l’été dernier.
La plage de la batture de Beauport est un des espaces publics les plus précieux de Québec.
On comprend que la plage ne va pas disparaître avec l’agrandissement du port. Ses équipements demeurent et Québec continuera d’être privilégiée d’avoir une plage publique près de son centre-ville.
Sauf que la plage sera tellement dénaturée que ça mérite une réflexion publique. On ne pourra plus ensuite revenir en arrière.
Il ne s’agit pas de «démoniser» le Port de Québec, pour reprendre l’expression du maire Labeaume.
Il faut cependant avoir l’honnêteté intellectuelle d’informer correctement les citoyens sur la nature des choses.
Il fut une époque (pas si lointaine) où le Port aurait fait ce qu’il veut sans se soucier des perceptions. Ce n’est plus possible aujourd’hui.
Le Port souhaite d’ailleurs lui aussi une «acceptabilité sociale» de son projet.
«Le gouvernement donne les permis, mais c’est la population qui donne la permission», a prévenu le ministre Jean-Yves Duclos après son élection à l’automne 2015.
Dissimuler des éléments controversés pour obtenir cette «acceptabilité» n’est pas un procédé très noble.
Le Port a souvent plaidé que son projet avait pour objectif la pérennité de la plage publique en la mettant à l’abri de l’érosion.
On retrouve cet argument dans les études d’impact dévoilées il y a quelques jours. C’est gentil, mais personne n’est dupe.
Le remodelage de la plage n’est pas un objectif du projet, mais une de ses conséquences.
Si ce n’était de l’allongement du quai (610 mètres), du remblayage (17 hectares équivalent à l’anneau des Plaines) et du dragage nécessaires, on ne serait pas en train de redessiner la plage de la batture.
Des élus de la Ville, du gouvernement du Québec et du fédéral se sont précipités la semaine dernière à la cérémonie de remise de la canne au pommeau d’or au capitaine du premier navire de l’année à entrer à Québec.
Personne ne fut dupe non plus. Ils n’y étaient pas pour la cérémonie, mais pour donner leur appui au projet d’agrandissement.
«Je vois ça de façon très, très positive», a dit le ministre fédéral des Transports, Marc Garneau. «Je souhaite que le projet du Port se réalise complètement», a dit le maire Régis Labeaume.
Il y a quelque chose d’agaçant (pour ne pas dire de provocant) à voir des élus aussi affirmatifs avant même le début des consultations publiques.
C’est de dire aux citoyens que leur point de vue importe peu. Ce sera pareil avec le simulacre de consultation à venir sur le zonage du projet du Phare. On sait à l’avance que la décision est prise.
Au moins, cela a le mérite d’être clair et d’éviter l’hypocrisie. On sait où logent les élus.
Je n’ai évidemment pas pu lire les milliers de pages des études d’impact menées pour le compte du Port.
On peut continuer à regretter que ces études ne soient pas soumises à des commissaires indépendants (le BAPE par exemple), mais il faut convenir que le travail semble méticuleux.
Plus de 120 pages juste sur l’esturgeon noir, dont 28 spécimens ont été «marqués» dans le secteur pendant les étés 2013 et 2014.
On a aussi recensé 20 couples d’hirondelles de rivage nichant à la plage et documenté la présence d’une quarantaine d’espèces en «situation précaire». Plusieurs étaient inconnues de moi (et peut-être de vous) : circulaire de Victorin, ériocaulon de Parker, zizanie naine; couleuvre verte, coccinelle à deux et à neuf points, engoulevent d’Amérique, faucon pèlerin, hibou des marais, martinet ramoneur, alose savoureuse, bar rayé, éperlan arc-en-ciel, moules et mulettes, etc.
L’agrandissement du Port va affecter le milieu naturel de ces espèces, note l’étude. Des mesures d’atténuation sont cependant possibles.
«Les effets sur le milieu humain seront également non importants» et principalement liés aux travaux de construction, suggère l’étude.
«Quant aux effets sur l’environnement visuel et le paysage… ils sont considérés non importants en raison du caractère industriel dans lequel s’inscrit le projet Beauport 2020.»
Puis-je vous dire que je ne suis pas d’accord avec ce dernier énoncé.
L’étude revient sur les «effets bénéfiques» du projet.
Le Port a longtemps soutenu que son projet créerait 2000 emplois à l’année et 253 millions $ de retombées économiques.
Les ambitions ont depuis été revues à la baisse. On parle maintenant de 100 millions $ de retombées par année et de 1000 emplois.
Si c’est le cas, je continue de douter que la région de Québec en soit le principal bénéficiaire.
Cinquante pour cent de la marchandise manutentionnée au port de Québec ne fait que transiter sur les quais. Cette marchandise arrive par bateau (ou par train) et repart par un autre bateau.
Cela donne du travail sur les quais, mais ne crée pas tant d’emplois locaux.
Depuis une trentaine d’années, le Port plaide que ses quais sont encombrés et qu’il lui en faut d’autres.
Ça ne l’a pas empêché d’augmenter son tonnage de 60 % pendant cette période, mais peut-être arrive-t-il aujourd’hui à saturation.
Ce qui préoccupe, c’est que le Port dit avoir besoin de nouveaux revenus pour entretenir ses infrastructures.
Il va de soi qu’on ne peut laisser les installations portuaires se détériorer et que le port peut difficilement s’agrandir ailleurs qu’au bord de l’eau.
Mais financer l’entretien par une obligation d’agrandir le port entre en conflit avec d’autres valeurs collectives de qualité de vie et de protection du paysage.