Alexandre Shields, Le Devoir, publié le 8 janvier 2021
Deux groupes écologistes intentent une action en justice pour exiger que le gouvernement fédéral protège l’habitat essentiel du chevalier cuivré, comme l’exige la Loi sur les espèces en péril, a appris Le Devoir. L’habitat de ce poisson au seuil de l’extinction serait menacé par le mégaprojet portuaire du Port de Montréal à Contrecœur, pour lequel le gouvernement Trudeau a promis 300 millions de dollars de financement avant même la fin de l’évaluation environnementale.
La Société pour la nature et les parcs du Canada (SNAP) et le Centre québécois du droit de l’environnement (CQDE) ont déposé leur requête en Cour fédérale jeudi matin. Leur action en justice cible directement la ministre de Pêches et Océans Canada, Bernadette Jordan.
Selon ce que font valoir la SNAP et le CQDE, le gouvernement fédéral contrevient à sa propre Loi sur les espèces en péril (LEP) dans le dossier du chevalier cuivré, une espèce « en voie de disparition » qu’on retrouve à un seul endroit dans le monde, soit un tronçon fluvial du Saint-Laurent situé en amont du lac Saint-Pierre.
En vertu de cette législation, le ministre responsable de Pêches et Océans Canada aurait dû prendre un arrêté ministériel pour protéger « l’habitat essentiel » au plus tard 180 jours après que cet habitat a été désigné, soit au plus tard le 17 décembre 2012. Cet arrêté ministériel interdirait complètement de détruire des « éléments » de cet habitat, qui a été établi par les scientifiques fédéraux.
Destruction d’habitat
La question du respect de la législation fédérale est d’autant plus importante, selon la SNAP et le CQDE, que la construction du nouveau port industriel de conteneurs de Contrecœur détruirait des éléments de l’habitat essentiel du poisson.
Dans le cadre de l’évaluation environnementale du projet, Pêches et Océans Canada a d’ailleurs reconnu que le terminal industriel serait bel et bien construit « au sein même de l’habitat essentiel du chevalier cuivré ». Concrètement, le nouveau quai de 675 mètres de longueur qui serait construit détruirait des herbiers nécessaires à l’alimentation du chevalier cuivré. Selon l’évaluation actuelle des promoteurs, il est question de draguer au moins 750 000 mètres cubes de sédiments, sur une superficie estimée à 150 000 mètres carrés (environ 20 terrains de soccer).
Depuis trois ans, le gouvernement Trudeau a affirmé à deux reprises au Devoir qu’il allait respecter la Loi sur les espèces en péril et qu’il protégerait l’habitat de cette espèce de poisson. « Le ministère est en voie d’établir un arrêté visant l’habitat essentiel pour cette espèce », avait ainsi indiqué Pêches et Océans Canada en février 2018. « Un tel arrêté permettra d’activer l’interdiction […] de détruire toute partie de l’habitat essentiel du chevalier cuivré », avait alors précisé le ministère. En décembre 2020, le gouvernement fédéral a de nouveau affirmé qu’un arrêté ministériel « est en cours d’élaboration », mais sans préciser d’échéancier.
Or, le temps presse pour sauver cette espèce endémique de la disparition, insiste le directeur général de la section québécoise de la SNAP, Alain Branchaud. Le dernier rapport du Comité sur la situation des espèces en péril au Canada fait état de déclins de l’aire de répartition, de la qualité de l’habitat et du nombre d’individus matures. « Alors que la situation du chevalier cuivré exige la plus haute attention des autorités et des actions concrètes, le gouvernement fédéral fait fi de ses obligations légales et se rend complice du tragique déclin de cette espèce unique au Québec », déplore-t-il.
M. Branchaud est d’ailleurs formel : si le gouvernement Trudeau respectait la Loi sur les espèces en péril, le projet de 750 millions de dollars du Port de Montréal ne pourrait pas être autorisé dans sa forme actuelle.
Appui du gouvernement Trudeau
S’il tarde à respecter sa propre législation en matière de protection des espèces, le gouvernement Trudeau s’est empressé, en décembre 2019, d’appuyer financièrement le projet d’expansion du Port de Montréal à Contrecœur.
Dans le cadre d’une conférence de presse, un haut responsable de la Banque de l’infrastructure du Canada a alors promis 300 millions de dollars de fonds publics pour la construction de ce nouveau port industriel sur le Saint-Laurent. Il avait du même coup remis symboliquement une pelle aux dirigeants du Port de Montréal, en vue du coup d’envoi du chantier industriel.
Fait à noter, cet appui indéfectible du fédéral est intervenu alors que l’étude d’impact du Port de Montréal n’avait pas encore été jugée complète par l’agence fédérale chargée d’étudier le projet. C’est le dépôt d’une étude complète qui déclenche le processus d’évaluation environnemental, dont l’objectif est d’éclairer la prise de décision du gouvernement.
L’Agence d’évaluation d’impact du Canada (AEIC) a finalement déposé un rapport provisoire d’évaluation environnementale en novembre 2020. Selon les conclusions de l’organisme fédéral, le transit d’un million de conteneurs chaque année et le va-et-vient de 1200 camions-remorques chaque jour dans ce nouveau port n’entraîneront pas d’effets environnementaux « négatifs importants ».
L’AEIC y souligne que le promoteur s’est engagé « à mettre en œuvre des plans compensatoires pour les milieux humides, pour les poissons », notamment par la « création d’un habitat pour les poissons et d’herbiers pour le chevalier cuivré ».
Rainette et infrastructures portuaires
Dans son rapport provisoire, l’AEIC affirme par ailleurs que le projet aurait une « faible contribution » en matière d’émissions de gaz à effet de serre « à l’échelle de la province et du pays ». Selon les évaluations du Port de Montréal, jusqu’à 1200 camions transiteront chaque jour au nouveau terminal industriel de Contrecœur en période de pointe, ce qui équivaut à plus de 400 000 camions chaque année, qui transiteront notamment par l’autoroute 30. Ces émissions découlant du projet sont exclues de l’évaluation fédérale.
Le rapport d’évaluation environnementale du futur port de Contrecœur confirme par ailleurs qu’on retrouve un « habitat essentiel » de la rainette faux-grillon, légalement protégé, sur les terrains du Port de Montréal. Le document estime toutefois que le projet n’empiétera pas sur cet habitat, ce qui aurait compromis ou retardé la construction du terminal de conteneurs.
On ne retrouverait donc pas le petit batracien en péril à l’endroit précis où on construira le quai en béton de 675 mètres, une gare ferroviaire de triage de sept voies, une aire d’entreposage et de manutention des conteneurs, une cour ferroviaire intermodale, des bâtiments de soutien, des accès ferroviaires et routiers, ainsi qu’une aire de contrôle des camions.
Cette information est cependant impossible à vérifier, le gouvernement du Québec ayant refusé de transmettre au Devoir les rapports des inventaires réalisés sur le terrain, malgré une demande d’accès à l’information.
Depuis 2018, à la suite d’un arrêté ministériel visant à faire respecter la Loi sur les espèces en péril, il est interdit de détruire « l’habitat essentiel » de la rainette sur les terres fédérales. Cette mesure légale s’applique donc aux terrains où le Port de Montréal souhaite construire son futur terminal.