Alexandre Shields, Le Devoir, publié le 1er février 2018
Le chevalier cuivré pourrait bloquer l’imposant projet de terminal maritime que le Port de Montréal veut construire à Contrecoeur, à condition que le gouvernement fédéral respecte sa propre Loi sur les espèces en péril et protège l’habitat de ce poisson en voie de disparition. La Société pour la nature et les parcs n’exclut d’ailleurs pas de recourir aux tribunaux pour forcer Ottawa à le faire.
Le Port de Montréal travaille depuis quelques années sur un important projet d’expansion sur la rive sud du Saint-Laurent. Selon les données préliminaires, des investissements de plus de 750 millions de dollars seraient prévus pour construire un nouveau terminal où pourraient transiter jusqu’à 1,5 million de conteneurs chaque année.
Un tel projet industriel nécessitera de construire un quai de 675 mètres pouvant accueillir deux navires à la fois. Il faudra aussi impérativement draguer le fleuve dans le secteur où viendront s’amarrer des porte-conteneurs pouvant mesurer jusqu’à 300 mètres.
Le Port de Montréal a donc produit une étude qui a été réalisée par SNC-Lavalin et déposée à l’Agence canadienne d’évaluation environnementale (ACEE). Toute cette documentation, qui totalise pas moins de 7766 pages, a été rendue publique récemment, en vue de la période de consultation publique.
L’étude produite par le Port de Montréal a notamment analysé le cas du chevalier cuivré, une espèce de poisson classée « en voie de disparition » depuis 2007, selon la Loi sur les espèces en péril (LEP) du Canada. Ce poisson, qui existe uniquement au Québec, subsiste essentiellement dans un tronçon du Saint-Laurent situé entre la région de Montréal et le secteur du lac Saint-Pierre.
Habitat essentiel
Pour éviter sa disparition, Pêches et Océans Canada a produit en 2012 le « Programme de rétablissement du chevalier cuivré », comme le prévoit la LEP. Ce plan détermine l’« habitat essentiel » pour assurer la survie de l’espèce. Selon le document, plusieurs zones d’herbiers situées le long du fleuve font partie de cet habitat critique pour le chevalier cuivré. C’est le cas des herbiers situés directement dans le secteur visé pour la construction du nouveau terminal du Port de Montréal, qui font partie de « l’habitat essentiel pour l’alimentation des adultes dans le fleuve », selon ce qu’on peut lire dans les documents de Pêches et Océans.
L’étude du projet de terminal démontre toutefois que la construction détruira certains de ces herbiers. « Les herbiers aquatiques présents sur le littoral de l’Administration portuaire de Montréal pouvant être considérés comme de l’habitat pour le chevalier cuivré subiront des pertes cumulatives de 4 hectares d’herbiers aquatiques par le dragage et l’implantation du quai nécessaires au développement des différentes phases d’agrandissement du terminal de Contrecoeur », peut-on lire dans un document produit en réponse à des demandes de « précisions » de la part de l’ACEE.
« En outre, l’augmentation de la navigation commerciale en général, et spécifiquement liée aux différentes phases d’agrandissement du terminal de Contrecoeur, pourrait avoir des effets sur les herbiers aquatiques du fleuve constituant des habitats du chevalier cuivré via une augmentation du batillage et de l’érosion », peut-on également lire dans le même document. On estime aussi, au bout du compte, que « l’espèce subira des impacts cumulatifs d’importance moyenne ».
La LEP contient pourtant des dispositions pour empêcher la destruction de l’habitat essentiel d’une espèce menacée. Dans le cas du chevalier cuivré, Pêches et Océans Canada aurait d’ailleurs dû prendre un arrêté ministériel pour protéger cet habitat dès la fin de 2012, souligne le biologiste Alain Branchaud, directeur général de la Société pour la nature et les parcs (SNAP Québec).
Respect de la loi
En clair, affirme M. Branchaud, Ottawa contrevient à la Loi sur les espèces en péril. « Le gouvernement fédéral enfreint sa loi. Il omet d’honorer son obligation légale de protéger l’habitat essentiel désigné dans un délai de 180 jours suivant la publication du Programme de rétablissement, qui est intervenue le 20 juin 2012. Pêches et Océans a cinq ans de retard. »
Le hic, c’est que le fait de protéger les herbiers situés dans la zone convoitée par l’Administration portuaire de Montréal risquerait de bloquer le projet d’expansion. « Il est clair que ça forcerait le Port de Montréal à revoir son projet, de façon à ne pas détruire des éléments de l’habitat essentiel du chevalier cuivré. Ce n’est donc peut-être pas le bon endroit pour développer un tel projet, qui va perturber à long terme l’habitat de cette espèce », fait valoir Alain Branchaud, qui a travaillé pendant 12 ans au développement du programme sur les espèces en péril d’Environnement Canada.
À titre de comparaison, si la protection de l’habitat essentiel du béluga avait été en vigueur au moment où TransCanada souhaitait construire un port à Cacouna, la pétrolière n’aurait probablement jamais pu mener des travaux. Mais dans ce cas, le fédéral a aussi tardé à respecter sa législation, puisque l’habitat du béluga a été protégé tout récemment, avec plus de cinq ans de retard.
Recours
La SNAP Québec a tenté à plusieurs reprises d’interpeller le gouvernement sur le cas du chevalier cuivré, en vain. « Un recours devant les tribunaux n’est absolument pas exclu. Il est certain que nous allons examiner toutes les possibilités pour forcer le gouvernement fédéral à respecter sa propre loi », prévient M. Branchaud.
Le Devoir a contacté le cabinet du ministre de Pêches et Océans Canada, Dominic LeBlanc, mais aussi le service de relations avec les médias du ministère. Aucune réponse n’a été fournie mercredi.
Du côté du Port de Montréal, on estime que « des herbiers aquatiques considérés comme habitat critique du chevalier cuivré d’une dimension totale d’environ 0,4 hectare seront affectés par la construction de l’aire d’approche des navires ».
« Nous n’avons pas de données dans le cadre des nombreux relevés réalisés au fil des ans qui démontrent la présence de ce poisson à Contrecoeur, ajoute la directrice des communications, Mélanie Nadeau. Cela dit, conformément à la réglementation fédérale et en collaboration avec Pêches et Océans Canada, un plan de compensation pour la perte de cette parcelle d’habitat du chevalier cuivré sera élaboré et mis en place par l’Administration portuaire de Montréal. Des suivis rigoureux seront ensuite effectués. »
Alain Branchaud qualifie les compensations prévues de « non-sens complet ». « En vertu de la LEP, il n’y a pas de dispositions qui permettraient de mettre en place des mécanismes de compensation de l’habitat essentiel. Le principe de la Loi est que, lorsqu’un habitat essentiel est désigné, il faut le protéger. On ne peut pas se permettre de le perdre. »