La protection d’un poisson menacé bloquera-t-elle l’expansion du port de Contrecoeur?

Alexandre Shields, Le Devoir, publié le 19 février 2021

Ciblé par une action en justice en raison des retards importants dans la protection de l’habitat essentiel d’un poisson menacé du Saint-Laurent, le gouvernement Trudeau s’engage finalement à agir. La préservation des zones fréquentées par ce poisson, le chevalier cuivré, pourrait toutefois avoir des répercussions sur le projet d’expansion de 750 millions de dollars du Port de Montréal à Contrecoeur, soutenu par Ottawa.

Selon ce qu’a précisé le gouvernement fédéral par courriel, la ministre des Pêches, des Océans et de la Garde côtière canadienne, Bernadette Jordan, publiera samedi dans la Gazette officielle un projet d’« arrêté visant la protection de l’habitat essentiel en vertu de la Loi sur les espèces en péril (LEP) afin de protéger l’habitat essentiel du chevalier cuivré ». Ce projet sera alors soumis à une consultation publique de 30 jours.

Aucun autre détail n’a été fourni et le ministère a simplement indiqué au Devoir qu’« une annonce à ce sujet sera faite dans les prochains jours. (…) Par la suite, si vous avez des questions, il nous fera plaisir d’y répondre ».

Le chevalier cuivré est une espèce « en voie de disparition » endémique au Saint-Laurent, c’est-à-dire qu’on le retrouve à un seul endroit dans le monde, soit le tronçon fluvial situé en amont du lac Saint-Pierre. En vertu de la LEP, Ottawa aurait dû prendre un arrêté ministériel pour protéger son habitat essentiel au plus tard 180 jours après que cet habitat a été désigné, soit au plus tard le 17 décembre 2012. Cet arrêté ministériel interdirait complètement de détruire des « éléments » de cet habitat, qui a été établi par les scientifiques fédéraux.

Poisson et port

Dans le cas de ce poisson, l’enjeu est d’autant plus important que la construction du projet de terminal maritime de conteneurs à Contrecoeur détruirait des éléments de cet habitat. Dans le cadre de l’évaluation environnementale fédérale du projet, Pêches et Océans Canada a d’ailleurs reconnu que le terminal industriel serait bel et bien construit « au sein même de l’habitat essentiel du chevalier cuivré ».

Concrètement, le nouveau quai de 675 mètres de longueur qui serait construit détruirait des herbiers nécessaires à l’alimentation du chevalier cuivré. Selon l’évaluation actuelle des promoteurs, il est question de draguer au moins 750 000 mètres cubes de sédiments, sur une superficie estimée à 150 000 mètres carrés (environ 20 terrains de soccer). Cela sera nécessaire pour transborder chaque année jusqu’à un million de conteneurs à ce nouveau port industriel, qui s’ajouterait aux installations existantes à Montréal.

Depuis trois ans, le gouvernement Trudeau a affirmé à trois reprises au Devoir qu’il allait respecter la LEP et qu’il protégerait l’habitat de cette espèce de poisson. La troisième fois, en janvier, il avait de nouveau formulé cet engagement en affirmant que « le gouvernement du Canada reste déterminé à aider cette espèce à se rétablir ».

Il faut dire que la Société pour la nature et les parcs du Canada (SNAP) et le Centre québécois du droit de l’environnement (CQDE) venaient de déposer une requête en Cour fédérale afin de lancer une action en justice ciblant directement la ministre de Pêches et Océans Canada, Bernadette Jordan. Selon les deux organismes, le fédéral contrevient à la LEP en ne protégeant pas l’habitat essentiel du chevalier cuivré, comme cela aurait dû être fait il y a de cela huit ans.

Directeur générale de la SNAP, Alain Branchaud explique d’ailleurs que leur action en justice demeurera active tant que l’arrêté ministériel ne sera pas en vigueur. La SNAP et le CQDE affirment aussi, dans un communiqué conjoint, qu’« il faudra s’assurer que la portée de l’arrêté couvre parfaitement l’ensemble de l’habitat essentiel désigné dans le programme de rétablissement ».

Évaluation à revoir ?

M. Branchaud rappelle que dans le passé, le fédéral n’a jamais modifié l’habitat essentiel au moment de la publication d’un arrêté ministériel comme celui qui sera publié dans la Gazette officielle ce samedi. Cela signifie, selon lui, que l’Agence d’évaluation d’impact du Canada (AEIC) devra « revoir complètement le dossier du projet d’expansion du Port de Montréal à Contrecoeur » afin de tenir compte de l’obligation de protection de l’habitat du chevalier cuivré.

Le rapport provisoire, publié en novembre par l’AEIC, concluait que le promoteur, soit l’Administration portuaire de Montréal (APM), s’est engagé « à mettre en œuvre des plans compensatoires pour les milieux humides, pour les poissons », notamment par la « création d’un habitat pour les poissons et d’herbiers pour le chevalier cuivré ». Cet engagement ne devrait toutefois pas changer quoi que ce soit à l’interdiction de détruire des éléments de l’habitat essentiel qui sera protégé en vertu de la législation fédérale, soutient le biologiste Alain Branchaud.

Une situation similaire a déjà eu lieu pour le béluga du Saint-Laurent dans le secteur de Cacouna, lorsque la pétrolière TransCanada souhaitait y construire un port pétrolier lié au défunt projet de pipeline Énergie Est, en 2014. À cette époque, l’« habitat essentiel » du béluga était désigné depuis 2012, mais le gouvernement Harper tardait à publier l’arrêté ministériel protégeant cet habitat. C’est finalement le gouvernement Trudeau qui a publié l’arrêté ministériel nécessaire, en 2016. Un tel projet de port ne serait plus possible aujourd’hui dans l’habitat protégé du béluga.

Appuis politiques

Jeudi, la directrice des communications de l’APM, Mélanie Nadeau, n’a pas précisé si le projet d’expansion du Port à Contrecoeur pourra être réalisé comme prévu, si le gouvernement fédéral interdit de détruire des éléments de l’habitat essentiel.

« L’Administration portuaire de Montréal réitère sa volonté de respecter l’ensemble de la réglementation applicable et de déployer les meilleures mesures de compensation pour gérer les impacts de façon responsable, des mesures qui ont été développées et continuent d’être améliorées en concertation avec les autorités et experts concernés », a-t-elle fait valoir par courriel.

L’APM a déjà reçu des appuis politiques financiers de la part du gouvernement fédéral et celui du Québec, et ce, même si le processus d’évaluation environnementale n’est pas encore terminé. Quelques jours après le dépôt de la requête de la SNAP et du CQDE, en janvier, le gouvernement Legault a d’ailleurs offert une subvention de 55 millions de dollars afin de commencer les travaux sur le site dès cette année.

Le Port de Montréal a aussi reçu un soutien financier de 300 millions de dollars du gouvernement Trudeau. Cette annonce a été faite en décembre 2019, alors que l’étude d’impact environnemental du promoteur n’avait pas encore été jugée complète par l’agence fédérale chargée de mener l’évaluation du projet.

Ce projet d’expansion portuaire doit permettre de faire transiter chaque année jusqu’à 1,15 million de conteneurs à un nouveau terminal situé à Contrecœur, sur la rive sud du Saint-Laurent. Jusqu’à 1200 camions y transiteront chaque jour en période de pointe, ce qui équivaut à plus de 400 000 camions chaque année. Ceux-ci transiteront notamment par l’autoroute 30. Les émissions de gaz à effet de serre découlant de ce volet du projet ont toutefois été exclues de l’évaluation fédérale.

Le rapport provisoire d’évaluation environnementale du futur port de Contrecœur confirme par ailleurs qu’on retrouve un « habitat essentiel » de la rainette faux-grillon, légalement protégé, sur les terrains du Port de Montréal. Le document estime toutefois que le projet n’empiétera pas sur cet habitat. Une information impossible à vérifier, le gouvernement du Québec ayant refusé de transmettre au Devoir les rapports des inventaires réalisés sur le terrain, malgré une demande d’accès à l’information.

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